D’abord, il a eu très soif. Ensuite, des crises de convulsion. Il était trop épuisé pour se tenir assis et n’arrivait même plus à uriner. Il vomissait tout ce qu’il avalait, eau comme nourriture.
Originaire d’Indonésie, Fadhil, 24 ans, travaillait sur le Wei-Yu 18, un navire chinois de pêche au calamar qui opérait à 285 milles nautiques (environ 528 kilomètres) des côtes du Pérou. Quand il est tombé malade, il a supplié le chef d’équipe de le renvoyer à terre pour s’y faire soigner. Mais celui-ci a refusé, au motif que son contrat n’était pas terminé, se contentant de lui donner un équivalent d’ibuprofène.
« Mes parents doivent récupérer mon corps », a murmuré Fadhil à un autre matelot, Ramadhan Sugandhi, la veille de sa mort, survenue le 26 septembre 2019, au bout de près d’un mois de souffrances. Le capitaine a alors ordonné à l’équipage d’envelopper sa dépouille dans une couverture et de l’entreposer dans la chambre froide – mais elle y a noirci. Moins de trois jours après, le corps de Fadhil était placé dans un cercueil de bois lesté d’une chaîne d’ancre, et la caisse basculée dans les eaux. « En voyant ça, j’étais désespéré », se souvient Ramadhan Sugandhi.
Numéro un de la pêche illicite
Lorsqu’il s’est engagé sur le Wei-Yu 18, Fadhil a mis le pied dans ce qui est peut-être la plus grande opération maritime de tous les temps. Pour satisfaire l’appétit croissant de l’humanité en poisson et fruits de mer, la Chine amplifie frénétiquement ses activités en haute mer. Disposant d’une flotte hauturière de 6 500 navires (soit plus du triple de son plus proche concurrent, Taïwan – d’après les données de l’Institut Allen pour l’intelligence artificielle consultées par The Outlaw Ocean Project –, dont la flotte compterait entre 1 100 et 1 800 navires), l’empire du Milieu gère également des terminaux dans plus de 90 ports du monde entier et s’achète à tout-va le soutien des pouvoirs politiques, notamment dans les pays côtiers d’Amérique du Sud et d’Afrique de l’Ouest. Résultat : la superpuissance chinoise est aujourd’hui le numéro un mondial incontesté de la pêche.
Sa mainmise sur les eaux du globe a un coût humain et environnemental vertigineux. Si la profession de marin-pêcheur est déjà celle qui affiche le taux de mortalité le plus élevé au monde, les navires chinois de pêche au calamar font partie des bateaux où les conditions de vie sont les plus violentes. La servitude pour dettes, une forme de travail forcé assimilée à de l’esclavage, la traite des humains, les violences physiques, les négligences criminelles, les blessures et les décès y sont monnaie courante. Quand l’ONG britannique Environmental Justice Foundation a interrogé 116 Indonésiens qui avaient travaillé entre septembre 2020 et août 2021 sur des bâtiments hauturiers chinois, 97 % d’entre eux ont fait état de servitude pour dettes ou de confiscation de documents, et de sommes d’argent qui leur avaient été garanties ; 58 % avaient vu ou subi des violences physiques.
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