Il y a ceux qui écrivent de longues lettres, feuillets A4 soigneusement pliés dans une enveloppe. Et ceux qui privilégient la quantité – quelques mots griffonnés sur une carte postale, toujours les mêmes. En une heure, depuis son arrivée, Ioulia Averina en a déjà signé dix. « Ce soir, je manquais un peu d’inspiration, soupire-t-elle. Et puis finalement, je leur ai parlé des fleurs que j’ai plantées pour l’automne en bas de mon immeuble. Des pivoines, des lilas… Comme ils sont coupés du monde extérieur, je leur donne aussi les dernières informations. Je leur dis que [Sergueï] Sobianine a été réélu maire de Moscou. Pas besoin de préciser dans quelles conditions : ils le savent, et la censure ne laisserait pas passer… »
« Ils », ce sont des prisonniers politiques que Mme Averina, 49 ans, infirmière, n’a jamais rencontrés et ne rencontrera probablement jamais, mais auxquels, chaque mois, elle consacre trois heures de son temps, s’interrompant seulement pour discuter avec ses voisins de table ou aller reconstituer ses réserves de thé et de petits gâteaux.
Les rédacteurs sont en permanence une soixantaine, serrés autour d’une dizaine de tables, les coudes se touchant presque. Certains sortent, aussitôt remplacés par de nouveaux arrivants – et le manège se répète tous les derniers jeudis du mois, de 18 heures à 21 heures. Sur les tables, des stylos à bille, des cartes postales représentant d’inoffensifs paysages russes, et des fiches détaillant les affaires et les conditions d’incarcération de quelques-uns des prisonniers.
Avec la guerre en Ukraine, leur nombre a explosé – jusqu’à 1 500, assure l’organisatrice, Lilia Manikhina, qui travaille elle aussi dans le secteur médical. De telles initiatives existaient auparavant, mais cette femme de 55 ans leur a donné une ampleur inédite en organisant, depuis un peu moins d’un an, ces réunions du jeudi avec l’aide logistique du vieux parti libéral Iabloko. C’est dans ses locaux que les volontaires se retrouvent pour écrire 500 à 600 lettres à chaque session, expédiées le lendemain vers des prisons des quatre coins du pays.
« Vos courriers me donnent la force de vivre »
Ce 28 septembre, Lilia Manikhina a choisi une solution simple, pour éviter que les prisonniers les plus célèbres soient privilégiés. Sur les tables, elle a placé en évidence les fiches de prisonniers dont le nom commence par un « S »… comme « septembre ». Pavel Stepanov, 29 ans, blogueur dont les écrits, selon la justice, « ont eu une influence négative sur l’opinion de la société au sujet des forces armées » ; Alexandra Skotchilenko, 33 ans, malade, en détention provisoire depuis mars 2022 pour avoir remplacé dans un magasin les étiquettes de prix par de courtes notules sur les « crimes » de l’armée russe…
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